NÉRON, NARCISSE.
NARCISSE.
Grâces aux Dieux, Seigneur, Junie entre vos mains
Vous assure aujourd'hui du reste des Romains.
375 Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance
Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
Mais que vois-je? Vous-même, inquiet, étonné,
Plus que Britannicus paraissez consterné.
Que présage à mes yeux cette iristesse obscure
380 Et ces sombres regards errants à l'aventure ?
Tout vous rit : la fortune obéit à vos vœux.
NÉRON.
Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux.
NARCISSE.
Vous ?
NÉRON.
Depuis un moment, mais pour toute ma vie.
J'aime, que dis-je aimer ? j'idolâtre Junie .
NARCISSE.
Vous l'aimez ?
NÉRON.
385 Excité d'un désir curieux
Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes ;
Belle sans ornements, dans le simple appareil
390 D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil.
Que veux-tu? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
395 Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue,
J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue :
Immobile, saisi d'un long étonnement,
Je l'ai laissé passer dans son appartement.
J'ai passé dans le mien. C'est là que, solitaire,
400 De son image en vain j'ai voulu me distraire :
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler ;
J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce ;
J'employais les soupirs, et même la menace.
405 Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m'en fais peut-être une trop belle image ;
Elle m'est apparue avec trop d'avantage :
Narcisse, qu'en dis-tu ?
NARCISSE.
Quoi, seigneur ? croira-t-on
410 Qu'elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?
NÉRON.
Tu le sais bien, Narcisse ; et soit que sa colère
M'imputât le malheur qui lui ravit son frère ;
Soit que son cœur, jaloux s d'une austère fierté,
Enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
415 Fidèle à sa douleur, et dans l'ombre enfermée,
Elle se dérobait même à sa renommée.
Et c'est cette vertu, si nouvelle à la cour,
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi, Narcisse ? tandis qu'il n'est point de Romaine
420 Que mon amour n'honore et ne rende plus vaine,
Qui, dès qu'à ses regards elle ose se fier,
Sur le cœur de César ne les vienne essayer :
Seule dans son palais la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie,
425 Fuit, et ne daigne pas peut-être s'informer
Si César est aimable, ou bien s'il sait aimer ?